Mark Murphy, le chanteur qui a tout osé
Certains artistes traversent les époques. D’autres, comme Mark Murphy, les réinventent.
Dix ans après sa disparition, le chanteur américain reste un mystère lumineux dans l’histoire du jazz. Trop libre pour être un crooner, trop audacieux pour les puristes, trop passionné pour rester dans une case, Murphy a tout chanté — et tout transformé.
Jazz bebop, poésie beatnik, bossa nova, fusion, ballades… Chaque album est une expérience, une manière nouvelle d’habiter la musique. Là où d’autres se contentaient de reprendre les standards, lui les recréait, les déconstruisait, les réécrivait. Écouter Mark Murphy, c’est passer du swing d’un club new-yorkais à la mélancolie d’un bar de Rio, en une seule respiration.
Voici cinq albums essentiels pour (re)découvrir un artiste qui n’a jamais cessé d’explorer.
1. Rah! (1961) — Le souffle du renouveau
Sorti en 1961 sur le label Riverside, Rah! est plus qu’un premier grand disque : c’est une déclaration d’intention.
Dès les premières mesures, Murphy refuse le confort. Il scatte, déforme, improvise, joue avec les mots comme un saxophoniste avec son souffle.
Sa version d’Angel Eyes est d’une sensualité rare, Green Dolphin Street devient un terrain de jeu vocal.
On sent déjà son envie de tout bousculer : les codes du jazz vocal, le rôle du chanteur, la frontière entre voix et instrument.
2. Stolen Moments (1978) — L’élégance retrouvée
Après des années passées entre Londres, Berlin et Rome, Mark Murphy revient avec Stolen Moments.
Ce disque marque sa renaissance européenne, teintée d’une maturité nouvelle. Le jazz s’y fait plus sensuel, plus feutré.
La reprise du morceau-titre d’Oliver Nelson est un chef-d’œuvre : chaude, vibrante, pleine d’élégance.
Entre swing, ballades et touches de soul, Stolen Moments prouve que Murphy sait tout chanter sans jamais se trahir.
C’est un album de retour, mais aussi de conquête : celle d’un artiste qui ne veut pas choisir entre émotion et virtuosité.
3. Bop for Kerouac (1981) — Quand la voix devient poésie
Dans Bop for Kerouac, Murphy casse encore les frontières. Il fusionne le jazz et la Beat Generation, en lisant et en chantant des textes de Jack Kerouac.
Ce projet audacieux devient rapidement culte : la poésie devient rythme, le scat devient prose.
C’est une œuvre hybride, entre concert et performance littéraire, où l’on sent la route, la nuit, les cafés enfumés.
Murphy prouve ici qu’il n’est pas qu’un chanteur — il est un conteur, un poète, un improvisateur total.
Sa voix devient un instrument de liberté. Aucun autre artiste n’a su marier aussi naturellement le verbe et le swing.
4. Beauty and the Beast (1986) — Le goût du risque
Alors que le jazz se fige dans la nostalgie, Mark Murphy choisit la modernité.
Avec Beauty and the Beast, il plonge dans le jazz fusion et les textures électroniques des années 80.
Scats déstructurés, effets vocaux, groove funk : Murphy s’amuse, explore, dérange parfois.
Ce disque prouve que même à 50 ans passés, il reste un chercheur de sons.
Certains y verront un excès, d’autres une audace. Mais c’est justement ce qui fait sa grandeur : il ne cesse jamais d’expérimenter.
5. Love Is What Stays (2007) — Le dernier voyage
Son ultime grand album, produit par le trompettiste allemand Till Brönner, est une lettre d’amour à la musique.
À 75 ans, la voix de Mark Murphy est plus fragile, mais plus vraie que jamais.
Entre jazz orchestral et ballades introspectives, Love Is What Stays sonne comme le testament d’un artiste accompli.
Il y reprend Stolen Moments et My Foolish Heart avec une tendresse bouleversante.
Ce disque résume toute sa vie : la passion, la curiosité, la liberté.
Murphy ne cherche plus à briller — il cherche à toucher. Et il y parvient.
Mark Murphy, le funambule des genres
Mark Murphy n’a jamais appartenu à un seul monde.
Il pouvait chanter un standard bop avec la ferveur d’un trompettiste, interpréter une bossa nova avec la douceur d’un crooner, ou déclamer un texte beatnik avec la rage d’un poète.
Il n’y avait pas de frontières entre les styles, pas de barrières entre les émotions.
Sa voix, tour à tour douce ou sauvage, était son instrument de liberté.
C’est peut-être pour cela qu’il n’a jamais été une star au sens commercial — mais il est devenu un modèle pour ceux qui cherchent la sincérité.
De Kurt Elling à Gregory Porter, nombreux sont les chanteurs d’aujourd’hui qui revendiquent son influence.
Parce que Murphy, avant tout, leur a appris qu’être un artiste, c’est ne jamais cesser de chercher.
Aleyna Özcan