La salle est plongée dans une lumière tamisée. Les volutes de fumée s’élèvent lentement, dessinant des arabesques au-dessus des têtes. Le public, serré comme dans un vieux club de Harlem, attend avec une excitation presque électrique. Sur scène, Rahsaan Roland Kirk s’avance, lunettes noires sur le nez, saxophones en bandoulière.
Aveugle depuis l’enfance, le musicien dégage pourtant une assurance incroyable. On sent que quelque chose va se passer. Et en effet : en un souffle, la magie commence.
Deux saxophones, un seul souffle
Kirk porte un saxophone à ses lèvres, souffle… puis, sans transition, attrape un second instrument. Les deux se mettent à chanter ensemble. Les notes s’entrechoquent, s’entrelacent, forment une cascade de sons qui défie la logique. Le public n’en croit pas ses oreilles.
Devant eux, un homme joue deux saxophones à la fois. Et ça groove. C’est brut, puissant, libre. Chaque note semble dire : “Regardez ce que la musique peut faire quand on ose tout.”
"Ain’t ya glad I’m driving ?"
Soudain, silence. Kirk s’interrompt, se tourne vers la salle et lance avec un sourire malicieux :
“Ain’t ya glad I’m driving ?”
(“Heureux que ce soit moi qui conduise, pas vrai ?”)
Rires étouffés dans la foule. La blague est parfaite : un musicien aveugle qui, juste après un solo démentiel, lance une réplique fatale… C’est audacieux, absurde et brillant.
Ce moment, à la fois drôle et déconcertant, résume toute l’essence de Rahsaan Roland Kirk : un génie du jazz qui refusait les limites, qu’elles soient physiques, techniques ou musicales.
Un génie inclassable
Né à Columbus en 1935, Kirk a marqué l’histoire du jazz par son jeu multi-instrumental unique, capable de mêler plusieurs cuivres, flûtes ou clarinettes en une seule respiration. Derrière son humour et son excentricité, il y avait un musicien d’une rigueur et d’une créativité sans bornes.
Sa devise ? Faire de la scène un terrain de jeu total, où l’on peut rire, improviser, provoquer et émerveiller.
Une anecdote qui dit tout
Cette scène, souvent racontée par les amateurs de jazz, est plus qu’une simple blague de concert. Elle symbolise la force d’un artiste qui a transformé son handicap en puissance d’expression.
Rahsaan Roland Kirk ne voyait peut-être pas le monde comme nous, mais il l’entendait mieux que quiconque.


































